Aujourd’hui, l’art et la technologie sont deux sphères qui se rencontrent, qui se croisent, qui se chevauchent et s’enrichissent mutuellement plus souvent qu’on ne le pense : en effet, avec l’avènement de la société industrielle et, spécialement depuis l’invention de la photographie et du cinéma, l’oeuvre d’art fait son entrée dans l’ère de sa reproductibilité technique. Le rapport des artistes aux innovations, aux technologies ont toujours été très divers et contradictoires. Certains sont magnétiquement attirés par toutes les nouveautés techniques qui peuvent être mises au profit du la création artistique et de nouvelles formes d’expression (pensons à l’avant-garde futuriste, par exemple). D’autres les redoutent, s’en méfient, les refusent. D’après Charles Baudelaire, par exemple, « […] s‘il est permis à la photographie de suppléer l’art dans quelques-unes de ses fonctions, elle l’aura bientôt supplanté ou corrompu tout à fait, grâce à l’alliance naturelle qu’elle trouvera dans la sottise de la multitude. » (Charles Baudelaire, Le public moderne et la photographie).Toutefois, au fil du temps, avec le concept d’oeuvre d’art qui perd son aura sacrée, avec les frontières entre l’art populaire, l’art académique et le moyens de communication de masse qui deviennent de plus en plus floues, les technologies font irruption dans le domaine de la création artistique, même la plus traditionnelle.
C’est le cas de l’artiste britannique Scarlett Raven, une des premières à appliquer l’approche de la réalité augmentée à la peinture à huile classique.
La formule « réalité augmentée », augmented reality en anglais, souvent abrégé par AR, se fait traditionnellement remonter à Tom Caudell, chercheur de chez Boeing qui, dans les années ’90, exploitait certaines techniques de réalité augmentée pour la mise au point du système d’entretien et de contrôle des avions. Pourtant, l’idée originelle de « réalité augmentée » est beaucoup plus ancienne : en 1901 c’est L. Franck Baum, l’auteur du Magicien d’Oz, qui la conçoit, en hypothisant un mécanisme qui, à travers un écran, permette de lire des données concernant la personne que l’on a en face de soi. La technologie appropriée n’a été inventée qu’à la fin des années ’90. Les éléments qui « augmentent » le monde réel peuvent être visualisés grâce à un smartphone ou un ordinateur doté de webcam, ou bien avec de nouveaux appareils de vision (comme des lunettes projetant des images sur la rétine), d’écoute (des écouteurs) ou de manipulation (des gants dotés de senseurs). Chacun de ces appareils rajoute des informations multimédia à la réalité telle qu’on la perçoit normalement.
Scarlett Raven utilise la réalité augmentée dans ses œuvres picturales pour montrer le processus créatif (la conception intellectuelle, mais aussi l’acte créateur) qui se cache derrière ses toiles : les pensées, les suggestions, les sources d’inspiration, les coups de pinceau, les erreurs, les corrections, les hésitations etc. La réalité augmentée dénude le tableau, soulève chacun de ses voiles, permet d’en retracer l’archéologie, en montrant la naissance et la croissance de l’objet d’art. Il s’agit d’un point de contact et de rencontre entre le monde analogique et numérique, entre la peinture et les pixels.
Le résultat est le projet The Danger Tree (« L’arbre du danger »), la première exposition de peintures à l’huile à réalité augmentée, qui commémore la bataille de la Somme et, en particulier, le rôle du Royal Newfoundland Regiment, lourdement affecté en termes de pertes de vies humaines par cette bataille.
Pour atteindre ce résultat, Scarlette s’en est remise à l’application gratuite Blippar, disponible pour systèmes iOS et Android. Cett app fonctionne comme une sorte de moteur de recherche visuel : il suffit de prendre une photo d’un objet avec la caméra de son smartphone pour recevoir des informations en temps réel (des articles ou des vidéos qui en parlent…).
Dans le cadre du projet The Danger Tree, l’app Blippar permet aux observateurs d’accomplir un véritable voyage dans le temps, de suivre les événements qui ont impliqué le Royal Newfoundland Regiment pendant la bataille de la Somme. Dans chaque tableau, le peintre a recontruit les événements, les ambiances, les lieux à travers son pinceau, mais aussi par le biais de témoignages, des vers des poètes de guerre, autant d’éléments qu’il est possible d’admirer seulement via son téléphone portable intelligent.
Sommes-nous confrontés à la naissance d’un nouveau courant artistique ? Il paraîtrait que oui, car Scarlett même baptise son travail « Augmentism », étant la première à avoir réuni deux média apparamment très lointains l’un de l’autre: la peinture et la réalité augmentée.