Nous sommes le 14 juillet: Stampaprint a décidé de célébrer la France à sa façon. Aujourd’hui nous nous entretenons avec Philippe Joubert Lussac, photographe et illustrateur, une personnalité qui résume chez elle les caractères unanimement reconnus à la culture française. En naviguant sur son blog art de vivre, Gris-bleu, riche en travaux créatifs qui associent plusieurs formes d’art de manière harmonieuse, si on n’arrive pas jusqu’à remonter au XVIII siècle et à la Révolution, on plonge certes dans des ambiances raffinées issues de temps révolus.
Un réverbère, un bas-relief en stuc doré de quelques hôtels particuliers ou châteaux de la région parisienne, un couvert en argent, un service en porcelaine, une pelouse fleurie: de petits détails qui distillent la beauté à la française, façonnée au fil du temps, qu’on le veuille ou non, par les goûts de cette même noblesse opposée par les Révolutionnaires. Promenez-vous donc à travers une myriade de références à la tradition littéraire et artistique française (mais pas seulement): sur Gris-bleu on aperçoit par ici et par là les atmosphères de la Recherche de Proust, les décors et les scènes peints par les impressionistes comme Manet, le deuil sublimé des poètes maudits, l’ivresse des années folles, le Paris haussmannien, le symbolisme d’Odilon Redon, l’esthétisme de l’art nouveau …
En ce jour de fête, rendons hommage à la beauté: lisez l’entrevue de la rédaction de WE, le blog de la créativité de l’imprimerie en ligne Stampaprint!
Bonjour Philippe. Vous êtes l’auteur du blog Gris-Bleu, un blog « déco, création, art de vivre ». En effet, on peut y trouver plein de belles choses : son contenu est insaisissable, un peu comme l’est votre personnalité et votre parcours éclectique.
J’ai conscience de cette impression d’insaisissabilité que mon blog peut donner qui vient du fait que j’écris sur un fil étroit. Je tiens une chronique assez personnelle en ne livrant rien pour ainsi dire de ma vie. Ceci dit en neuf années de blog j’ai tout de même évolué. Les premières années je me décrivais comme un homme très laid, sale, obèse, avec des verrues, une perruque et un dentier. J’aimais beaucoup ce personnage derrière lequel je trouvais très pratique de me cacher. L’image de cette laideur physique télescopait en outre le raffinement du blog, cela suscitait à la fois de la sympathie et beaucoup de curiosité je crois. J’ai cependant eu envie un beau jour de me dépouiller de cette image, de ne plus avancer masqué. Mais je reste encore attentif à ce que je laisse entrevoir, à ce que j’expose et à ce que je garde pour moi.
Vous êtes arrivé à concilier tous vos nombreux talents et expériences dans Gris-bleu, n’est-ce pas ?
J’ai été associé dans une société de services informatiques pendant plusieurs années où je me suis forgé, à défaut de compétences proprement techniques, une bonne culture informatique qui m’est assez utile aujourd’hui. J’ai aussi fait des études littéraires qui sans doute me tiennent éloigné de trop de facilités mais qui ne m’empêchent ni de laisser passer des erreurs ni d’être rarement totalement satisfait de ce que j’écris. Quant à la photographie je me suis formé seul pour ainsi dire. J’ai eu la chance qu’on me mette le pied à l’étrier de l’argentique puis le numérique est arrivé très vite. Mon blog est à la croisée de ces chemins et je prends plaisir à mêler textes et photos dans un souci d’équilibre.
D’ailleurs, le titre du blog, Gris-bleu, évoque déjà votre passé, les souvenirs de votre parcours de formation, de votre enfance et adolescence. D’où vient-il ?
J’ai choisi « Gris-bleu » sans aucune préméditation ni réflexion. Il m’a fallu quelques années pour réaliser que cette couleur qui s’était imposée comme une évidence était celle des yeux de ma grand-mère paternelle. J’ai passé beaucoup de temps auprès de ma grand-mère chaque été lorsque j’étais enfant et adolescent. Je dois énormément à ces périodes de ma vie dont j’ai du mal à guérir. Ma grand-mère avait, entre Cognac et Saint-Émilion, une propriété pleine de charme avec un canal. Moi qui étais solitaire, qui n’aimais pas les autres enfants, je trouvais auprès de ma grand-mère tout ce qui pouvait me combler : la beauté, la nature, la quiétude, la confiance et une grande liberté. J’avais en plus à mes côtés mon chien, un épagneul picard aussi indépendant que moi, ce qui tombait bien. Cela tenait de la perfection, j’étais absolument heureux. Je régnais comme un seigneur et ne m’ennuyais jamais. Alors mon blog est bien sûr plein de tout cela, rempli en filigrane de cet intime qui me constitue, me nourrit et parfois me mange. Car je parle ici d’un deuil impossible, bien que je travaille à le rendre possible !
L’ambiance qu’on respire en naviguant parmi vos créations, vos photos, vos dessins est très proustienne. Comme vous l’écrivez, il est question de « temps désormais révolus » mais qui sont toujours vivants dans votre mémoire. Quelle est l’époque qui vous inspire le plus au-delà de celle de votre jeunesse ? De quoi êtes-vous nostalgique, si vous l’êtes ?
J’ai trop à faire avec ces périodes de mon enfance et mon adolescence pour être nostalgique d’autre chose. On ne peut d’ailleurs être véritablement nostalgique que de ce qu’on a connu et dont on a expérimenté la perte. Et puis la nostalgie n’est pas du tout une bonne chose, elle entrave, empêche d’avancer, elle est une chaîne au pied qui ne vous permet pas d’aller bien loin.
Dans la continuation de la réflexion précédente, quelles sont les références littéraires qui vous ont le plus marqué et qui ont le plus contribué à former votre propre « art de vivre » ?
Je pourrais citer tous les auteurs le plus souvent anglophones qui se sont adonnés au registre de l’humour : Sydney Joseph Perelman, Stephen Leacock, P.G. Wodehouse, Wiliam Ernest Bowman, Nigel Barley, Joe Keenan, Robert Benchley, Will Cupy ou Patrick Dennis pour ne citer qu’eux. Le monde est trop sombre pour ne pas aimer ces auteurs qui ont manié la fantaisie et l’imagination avec talent. Comme j’ai du mal à me prendre au sérieux et à prendre la vie elle-même avec gravité, je crois qu’il ne peut y avoir d’art de vivre sans autodérision, sans humour ni fantaisie. La plus grande satisfaction que mon blog me procure est de savoir que parfois je fais rire ou sourire.
Gris-bleu est un blog qui aborde l’« art de vivre ». Une question banale : quelle définition en donneriez-vous ? Quel est la relation entre les termes « art de vivre » et « beauté » ? Les deux se recoupent d’après vous ? Ils n’ont rien à faire l’un avec l’autre ?
Ce que j’appelle « art de vivre » est avant tout un état vers lequel tendre. Je mets derrière de grandes ambitions : faire preuve d’humour donc, d’élégance, de légèreté, savoir prendre du temps pour les plaisirs simples, savoir regarder, écouter, avoir le courage d’être en accord avec soi, ne pas s’altérer à faire ce que l’on n’aime pas, avoir du recul, ne pas être suiveur. Mais que serait tout cela sans rechercher un minimum la beauté autour de soi, voire la créer ? Car elle est une sûre alliée pour trouver le bien-être et le réconfort.
C’est une remarque que l’on vous aura déjà faite mille fois. On a parlé de beauté, de recherche du beau, du fait de l’esthétisme qui caractérise vos travaux, très raffinés, sophistiqués. Vous sentez-vous un esthète, un dandy ? Ou ne vous reconnaissez-vous pas dans cette étiquette, la percevez-vous comme réductrice ?
Je ne me pique pas d’élégance vestimentaire à tous les instants de ma vie alors je ne corresponds certainement pas à la représentation que l’on se fait généralement du dandy. Mais bien d’autres aspects m’en rapprochent sans doute : l’ironie, l’autodérision, la distanciation, le fait d’affirmer ma singularité. Baudelaire définissait le dandy comme étant « épris avant tout de distinction », je crois que j’en suis épris effectivement.
Illustrez à nos lecteurs deux de vos créations (dessins, photos…). Quel est le processus créatif qui se cache derrière ?
Une œuvre graphique faite à la manière d’une vanité : le coq qui chante à l’aube figure la naissance, la couronne de fleurs représente la mort, entre les deux la beauté et la jeunesse, éphémères comme le papillon. Les poissons figurent le temps qui passe que rien ne peut arrêter, pas même les barreaux d’une cage. J’aime beaucoup les vanités qui nous rappellent combien la vie est fugace et combien sont vaines nos prétentions.
Une illustration de mode : avec ce profil j’ai voulu prendre le contre-pied de la façon dont on représente la femme aujourd’hui dans la mode, avec un air rarement très intelligent et toujours l’érotisme sous-jacent d’une bouche entrouverte. Je préfère dessiner le plus souvent des femmes élégantes dont on peut imaginer au contraire qu’elles ont du caractère, de la maturité et une haute idée d’elles-mêmes.
Paris revient sans cesse dans les travaux présents sur Gris-bleu. Votre plan idéal de Paris ou de la région parisienne : quels sont les endroits incontournables à explorer pour aller à la recherche de la beauté telle que vous l’envisagez ?
J’aime déloger la beauté discrète des choses, celle qu’on ne remarque pas au premier abord. Le cimetière du Père Lachaise est un formidable terrain de jeu pour cela. Le temps y fait de merveilleux ravages. Aucune lassitude possible. Le lieu regorge d’infinis détails et change sans cesse. Mais peu de visiteurs savent être dignes du Père Lachaise. Tout affairés qu’ils sont à trouver les tombes de célébrités qu’ils n’ont pas personnellement connues, ils passent à côté de l’essentiel. Je me rappelle un soir de décembre avant la fermeture, deux visiteuses couraient en trainant derrière elles leur valise, elles semblaient épuisées, j’avais eu envie de leur dire « arrêtez-vous donc, laissez tomber Jim Morrison et tournez-vous ! ». Elles auraient pu voir alors que Paris dans le couchant se déployait à leurs pieds. Elles auraient pu entendre le silence, elles auraient pu s’asseoir sur un banc quelques minutes pour recevoir de ce spectacle une impression profonde. La beauté n’aime pas la vitesse, elle me l’a chuchoté.
Source des photos: Gris-bleu
© Phillipe Joubert Lussac
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