Sa photographie ne peut pas laisser indifférents. Au contraire, elle choque. Que ce soit par ses couleurs criardes ou vice versa par une blancheur aveuglante, ou bien par la nudité des corps qu’elle nous jette à la figure et qui se heurte à la pudibonderie d’après lui encore dominante dans notre société, ses clichés nous interpellent en tant que sujets et nous amènent à nous questionner au plus profond. Bref, ses photos nous mettent à nu. Voici quelques traits du travail de l’auteur-photographe Damien Guillaume.
Dans la droite lignée de certaines séries photographiques dont il nous a parlé, de l’appareil photo à la caméra, actuellement il se consacre à la réalisation d’un court-métrage: une fiction sur les errances d’un homme entre réalité et fantasmes. Entre-temps, il continue d’explorer l’état d’esprit des hommes et des femmes, en enrichissant ses ouvrages photograhiques « La solitude de l’homme » et « Femmes et ivresse ». Mais ce n’en est pas fini: les évolutions technologiques l’imposent, Damien Guillaume s’apprête à tester les qualités photographiques des téléphones intelligents. Il prépare une nouvelle série, photographiée au smartphone, qui devrait constituer une sorte de carnet intime. Elle sera tirée en petits formats, sur un papier le plus fin possible (type papier de riz), ce qui en fera un objet qu’on ne pourra pas prendre dans ses mains au risque de le détruire. Ces images seront limitées à un seul exemplaire: une réflexion sur la surabondance de l’image et sur la fagilité des choses.
Une myriade de projets en cours donc, qui ont poussé la rédaction de WE, le blog de la créativité de Stampaprint, à vouloir aller à la rencontre de Damien Guillaume pour revenir sur ses créations présentes, futures et passées. Voici ce qui est ressorti de notre entretien!
Pour commencer : comment êtes-vous devenu photographe ? Quand et comment votre passion pour la photographie a-t-elle vu le jour et quand avez-vous décidé de la transformer en un métier ?
Contrairement à beaucoup de photographes je ne suis pas tombé dedans quand j’étais petit. Dès l’adolescence j’ai ressenti le besoin d’exprimer une certaine forme de sensibilité par des modes d’expression artistiques. Comme beaucoup d’adolescent j’ai commencé par faire de la musique puis j’ai tenté d’écrire, de dessiner. Mon problème est que j’abandonnais très vite tout ce que j’entreprenais. J’ai fait un peu de photo aussi de façon amatrice : j’ai eu la chance de rencontre par hasard un photographe (Patrice Forsans) qui était en train de monter une galerie photo a qui j’ai proposé qu’il m’apprenne la photo en échange de mon aide bénévole dans sa galerie. C’est devenu mon meilleur ami. Après deux ans de travail acharné dans cette galerie, ce photographe m’a conseiller d’aller à Paris pour suivre une formation et me « lancer » : ce que j’ai fait.
Une grande partie de vos travaux personnels portent sur l’ « intimité ». Un concept que vous déclinez de différentes façons : tantôt il recoupe la nudité, les corps dépourvus de tout élément superflu, tantôt il désigne le silence et le calme de pièces en apparence inhabitées. Quelle a été la réflexion ou l’intuition qui vous a amené à travailler sur ce thème ?
La réponse à cette question est complexe. Plus qu’une intuition, je crois que c’est une pulsion qui me pousse à travailler sur le sujet de l’intimité. Une forme de gourmandise voire de boulimie de rapports intimes (pas nécessairement sexuels) à l’autre, le désir d’une connaissance poussée de l’humanité, de l’alterité, et un amour profond pour cette humanité qui à mon sens se cache beaucoup.
« Mythes décisifs », votre première création : le titre rappelle de façon détournée le mythe « de Sisyphe », aimé par les existentialistes. Sisyphe est condamné par les Dieux à faire rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une colline pour le voir éternellement retomber. La solitude semble être le trait d’union entre Sisyphe et les sujets de la série ; y en a-t-il d’autres ?
En effet il y a un lien entre le mythe de Sysyphe et la solitude. Il y en a d’autres assez intimes me concernant. J’ai fait cette série dans l’espoir qu’elle me permette de briser un cycle infernal dans ma vie, dans mon rapport à l’intimité et à l’autre. Je défendais l’idée que l’expression du « mal » permettrait de m’en libérer. Je ne saurais pas vraiment dire aujourd’hui si cela a fonctionné mais cela a au moins permis de lancer ma carrière de photographe et de m’épanouir dans ce mode d’expression. Je suis attaché à l’idée que l’inconscient (qui fabrique des mythes personnels) peut mettre fin à ces mythes, les rendre réels par le biais de l’expression. En d’autres termes j’ai poussé ma pierre jusqu’au sommet de ma montagne. Elle dégringole de temps à autres mais elle est aussi le moteur d’un acte créatif épanouissant.
Le titre de votre dernière série, Femmes et ivresse, m’a tout de suite rappelé le tableau L’Absinthe du peintre impressionniste Edgar Degas. Une association peut-être trompeuse. N’empêche que vos photos sont floues comme si vous aviez traduit la technique impressionniste en photographie.
Vous êtes totalement dans le vrai : Femmes et ivresses parle d’un trouble rapport chez moi entre les femmes et l’alcool. Comme pour Mythe Décisifs, la démarche tente d’être libératrice. La femme et l’homme côtes à côtes représentés sur la peinture de Degas symbolise parfaitement le rapport complexe que certains hommes et femmes entretiennent à l’alcool : boire pour oser rencontrer l’autre mais finalement sombrer dans l’alcool sans voir celui qui est à côté de nous …
Femmes et ivresses parle précisément de cela.
Je suis flatté que mon travail plastique puisse être rapproché de l’impressionisme car une de mes obsessions est de travailler sur l’idée que le réel n’existe pas en photographie : tout est interprétation du réel selon moi. Choix de cadrer plutôt ceci que cela, choix de mettre en lumière une partie de l’élément photographié plutôt qu’une autre, choix de la couleur ou du noir et blanc (le noir et blanc ne peut pas être « le réel » par exemple). L’impressionisme a eu cette audace de traduire le réel par l’impression et non plus par l’imitation. C’est ce que je tente de faire également en photographie.
L’idée était également de traduire l’impression de flou, la vue double que peut parfois provoquer l’ivresse.
Le nu revient à plusieurs reprises dans vos séries. Dans l’ordre, Mythes décisifs, Déréalisation, La solitude de l’homme et Femmes et ivresse. Une nudité qui, me semble-t-il, n’a pas un objectif polémique, provocatoire. Au contraire, elle me paraît un moyen d’isoler les sujets dans leur solitude ou dans leurs relations. Paradoxalement, c’est comme si, en photographiant les corps nus, vous vouliez vous rapprocher le plus possible de l’âme.
Peut-on considérer la nudité comme un fil rouge de votre oeuvre ? Ou cette nudité a-t-elle différentes significations dans vos différents travaux ?
En effet, nul désir de ma part de provoquer par le nu même si je trouve que le rapport contemporain que nous avons au corps en général est encore teinté de pudibonderie.
Vous l’avez bien perçu : le nu est chez moi une manière de faire tomber un certain nombre de « barrières », de code extérieurs, qui sont autant de défenses pour protéger notre part intime. En photographiant les personnes nues, je cherche à aller à leur rencontre (et sans doute aussi à la mienne). J’invite l’autre à se déshabiller pour qu’il « s’expose » à mon regard.
Une séance de photo de nu est un espace et un temps particulier et unique, qui n’existe dans aucune autre situation. Une relation toute particulière se crée avec le modèle qui devient à la fois victime et acteur du résultat final. Il participe à cette histoire de l’intimité que j’ai envie de raconter. En m’accordant cette part d’intime, en « s’offrant » à moi d’une certaine manière, il me permet de créer cet espace temps particulier dans lequel une créativité nouvelle peut naître.
Je ne choisis pas de travailler avec des mannequins car je veux travailler à l’idée que la beauté se situe ailleurs que dans des critères plastiques normés. Je veux faire émerger de la beauté du mystère d’un corps qui raconte l’histoire de sa vie. Qui la chuchote. Qui l’évoque sans la dire.
Le nu a donc ce double emploi de permettre la création d’un espace particulier et de parler de l’humanité et de l’altérité dans ce qu’elle a de plus intime.
Des couleurs vives (d’un rouge à lèvre, d’un article du mobilier, de l’arrière-plan) viennent se détacher sur la blancheur des corps. Un contraste qui « déréalise » vos clichés pour citer le titre d’un de vos travaux et qui leur donne une apparence onirique. Comment et dans quel but obtenez-vous cet effet ?
Je travaille la plupart du temps en noir et blanc puis je colorise mes images de manière numérique. L’objectif encore une fois est de se réapproprier le réel pour en faire une interprétation nouvelle. Le réel est une matière que j’utilise à mes propres fins. La manière dont j’utilise ensuite les couleurs est une manière d’emmener l’autre dans un univers différents, nouveau, surprenant afin de l’inviter à se raconter sa propre histoire.
Dans Natures mortes, réalisée au cours d’un voyage en Amérique du Sud, l’intimité n’est pas celle des personnes, mais celle des lieux, décrite toujours avec la même attention pour les couleurs. Avez-vous tiré l’inspiration de quelques peintres ou photographes qui a pratiqué ce genre avant vous ?
Je suis parti en Amérique du sud avec l’idée d’y réaliser une série proche de Mythes Décisifs (des femmes et des hommes nus dans leur intérieur). Rencontrer l’Autre dans un contexte différent, qui a un rapport au corps nécessairement différent de par ses déterminismes sociaux. Très rapidement, je me suis rendu compte que le temps allait me manquer pour rencontrer et mettre en confiance mes modèles. J’y ai passé 6 mois mais j’étais en mouvement permanent et photographier l’intime est devenu une obsession. Je me suis rendu compte que les lieux que je traversais racontaient une histoire de par leurs agencements, leurs couleurs, leurs objets, de ceux qui y avaient vécu ou y vivaient. J’ai photographié l’intimité des personnes au travers de leurs espaces de vie plutôt qu’au travers de leur nudité. J’ai trouvé très intéressant de découvrir qu’on pouvait photographier l’Autre par son absence.
La série s’appelle « Natures Mortes » davantage en écho au reste de mon travail qu’en hommage à la pratique habituelle de la nature morte. Je ne me suis pas inspiré de peintres ou de photographes car je voulais justement proposer une approche différente de la nature morte, comme « image d’objets inanimés ».
Le sujet des images n’est en réalité pas l’objet mais l’histoire que l’objet raconte de ceux qui l’ont utilisé.
« Natures Mortes » nous fournit l’occasion d’enchaîner avec les photos de voyages. Est-ce que vous voyagez afin de prendre des photos, en choisissant les endroits en fonction de vos exigences créatives ? Ou plutôt, la photographie intervient-elle comme une nécessité dans vos voyages, même ceux de plaisir ?
Si le voyage peut-être un prétexte pour photographier, il n’en est pour moi pas un pour faire de la « photo de voyage ». Je n’aime pas ça ou plus précisément, la photographie d’un corps et pour moi tout autant de la photographie de voyage qu’une série réalisée au bout du monde.
Lorsque je pars en voyage je n’ai pas envie de photographier car j’ai envie de profiter de ce que je suis en train de vivre, de voir, de découvrir. L’appareil photo n’est pas pour moi un outil de remplacement de ma mémoire. Mais parfois une idée jaillit, inspirée par l’espace dans lequel je me trouve et photographier devient une nécessité.
Le voyage est un excellent moyen de raffraichir sa créativité, de lui faire prendre de nouveaux chemins, de tendre vers de nouveaux horizons. Voyager est souvent pour moi l’occasion de faire des carnets de croquis, d’essayer des choses, de m’exercer car le regard dans un espace nouveau est vierge et aiguisé : parfois ces croquis donnent quelque chose d’intéressant et « l’exercice » devient un « sujet ».
Décrivez à nos lecteurs une de vos séries issues de vos voyages, celle que vous considérez comme la plus représentative. Une anecdote liée à votre profession qui s’est produite au cours de ce voyage.
La série La ligne blanche est la plus représentative. En vue de rejoindre le Chilli depuis la Bolivie, je suis parti par des chemins de traverse dans l’idée de croiser les quelques villages épars qui se trouvent dans la montagne qui sert de frontière naturelle entre ces deux pays. De violentes tempêtes de neige survenues au milieu du voyage ont rendu impossible de continuer ni de revenir sur mes pas. Je me suis retrouvé « coincé » durant une semaine dans un tout petit village que même les habitants (pour la plupart) avaient désertés, le temps de l’hiver. Je me suis retrouvé presque seul, dans l’ennui le plus total, durant une semaine. La photographie est devenue un moyen de défier l’ennui … L’ennui a donné naissance à une de mes séries « de voyage » préférée : des murs et des objets qui sortent d’un espace totalement blanc et qui perdent tout à coup leur sens premier pour devenir des œuvres en soi, des irréalités dans le réel. Le panier de basket ne peut plus servir à jouer au basket, il devient un objet inutile, une forme au milieu du néant. Je souhaitais simplement, au départ, travailler sur le graphisme de l’image. M’entraîner à créer quelque chose de graphique (ce qui n’est pas ma plus grande qualité en photographie) et cette série est née.
Vous avez beaucoup travaillé sur la Turquie, un pays qui fait débat aujourd’hui pour différentes raisons. Son islamisation progressive, l’instauration d’un régime de plus en plus autoritaire, les protestations populaires du parc Gezi et de la place Taksim, la reviviscence des hostilités avec les Kurdes, le congèlement du processus d’adhésion à l’UE, le défi commun des migrations et de l’accueil des réfugiés syriens et irakiens. De par votre expérience sur place, quel regard portez-vous sur ce pays ? Peut-on apercevoir quelques-uns de ces éléments dans vos deux publications sur la Turquie ?
La Turquie est un pays extraordinaire par la richesse de son histoire (il est la terre de naissance du christianisme !) et par la multiplicité des peuples qui l’ont traversé ou qui y ont passé quelques siècles. Cette richesse culturelle se ressent totalement lorsqu’on traverse le pays. Istanbul en est une bonne synthèse où tous les peuples se mêlent (plus ou moins bien), où une femme voilée peut marcher main dans la main avec une femme en mini-jupe, où les boîtes de nuit côtoient les ferroniers, une ville dont le cœur bat bruyamment jour et nuit.
Il y a une forte montée du nationalisme et de l’autoritarisme dans ce pays qui a inventé la laïcité (une des formes multiples que peut prendre la laïcité) car son histoire et sa géographie (elle est au croisement de l’Europe, de la Russie, du proche et du moyen orient et de l’Asie) sans doute mène le pays sur ce chemin mais il y a aussi beaucoup d’intellectuels qui se battent. Je ne suis pas géo-politicien et ne peut donc pas en dire grand chose de plus.
En photographiant les artisans d’Istanbul, qui a donné naissance au livre « Istanbul, les derniers artisans » (éditions Empreinte temps présent) j’ai rencontré des hommes (majoritairement), souvent arméniens (les arméniens sont un peuple d’artisans reconnus pour leur savoir-faire), qui m’ont parlé de leurs dramatiques histoires et qui ont raconté comment ils disparaissaient à grande vitesse au profit de l’artisanat chinois de moins bonne facture mais à prix bradé. Sans doute considère-t-on que les milliers de touristes qui se déversent sur le grand bazar n’y verront pas de différence.
C’est peut-être ce qui est le plus symbolique de ce que traverse le monde aujourd’hui, y compris la Turquie. Quand les hommes ne peuvent plus vivre de leur travail, quand la valeur argent remplace la valeur humaine on se replie, on se durcit, on se monte les uns contre les autres, on refuse l’Altérité. Mais la Turquie comme tous les autres pays du monde, a aussi cette capacité de rebondir, de réagir, de ne pas laisser faire.
Photographier me permet de me souvenir toujours que l’humain, tous les humains (et la nature) doivent être la valeur fondamentale qui détermine les choix politiques et économiques, pas l’inverse.
Crédit photos de l’article (hormis son portrait): © Damien Guillaume (représenté par Agence Révélateur)